Dans le numéro 201 de Science et Voyages (un magazine publié de 1919 à 1971), mis en kiosque en septembre 1962, Françoise et Jean-Maurice Cart publièrent leur découverte de l’archipel, où ils restèrent deux mois l’année précédente, à la fin d’un tour du globe en 2CV camionnette, que n’aurait pas renié un Nicolas Bouvier. Le Japon d’il y a cinquante ans a surpris, enchanté et parfois mis à mal la patience du couple de jeunes mariés.

Nippon100 se diversifie : nous lançons avec ce magazine vieux d’un demi-siècle la catégorie Livres, pour présenter encore d’autres regards et inspirations sur le Japon, à travers les livres qui le décrivent, neufs ou anciens. L’occasion aussi d’exhumer des textes surprenants et des images d’antan.

Celui-là, nous l’avons depuis quelques temps dans nos étagères. Et même si l’épopée des époux Cart n’a pas eu la même postérité que d’autres grands voyageurs, ce numéro de Sciences et voyages publié en septembre 1962 est intéressant à de nombreux niveaux. Ce que nous allons détailler ici !

Françoise et Jean Maurice Cart

Le Japon sur papier relié* avant 1970

Sciences et voyages 201 JaponMais commençons par un peu de contexte. Françoise et Jean-Maurice Cart ont quitté Paris au printemps 1959, au volant d’une camionnette 2CV pour une longue découverte du globe. Ils parcourent 120 000 kilomètres en trente mois – un voyage au très long cours qui n’est pas sans rappeler celui entrepris par Nicolas Bouvier et Thierry Vernet en 1953, qui sera raconté dans L’usage du monde en 1963.

Le couple Cart, quant à lui, atteint le Japon à la fin de l’été 1961 puis rentre en France avant Noël. De leur voyage, à notre connaissance, ils n’ont publié que ce compte-rendu de plusieurs pages décrivant leurs deux mois au Japon, celui-là même qui fit la couverture (et le cahier central en couleur) de Sciences et Voyages en septembre 1962. Il faut dire que les époux ont subi une lourde déconvenue (du genre que l’on n’imagine plus dans le Japon d’aujourd’hui) : les photos des 18 premiers mois de leur voyage leur ont été volées, avec d’autres affaires, après que quelqu’un eut cassé la vitre de leur 2CV, stationnée dans une rue d’Osaka.

Ce qui est impressionnant, c’est que le magazine Sciences et voyages diffusait à l’époque environ 60 000 exemplaires par numéro. Le reportage “Décors et réalités du Japon” a donc été une première immersion au Japon pour de nombreux lecteurs.

Pour se replacer dans le contexte de l’époque :

  • Vu de France, le Japon est une lointaine nation d’extrême-Orient, surtout connu pour sa renaissance rapide de l’après-guerre ;
  • Le karaté arrive doucement chez nous, mais les animes et les mangas, qui explosent alors au Japon, sont encore totalement inconnus. De même, l’archipel n’est pas encore le pays des motos et des transistors bon marché ;
  • Peu de livres grand public racontent l’archipel en français. Si Nicolas Bouvier l’a déjà visité (en 1955-1956), il ne publiera Japon et Chroniques japonaises que plus tard, respectivement en 1967 et 1975. L’autre grand livre qui précisera l’imaginaire japonais en France, L’Empire des signes de Roland Barthes, ne paraîtra qu’en juin 1970.

Un contexte qui fait que la couverture du magazine et le récit de huit pages des époux possèdent tout ce qu’il faut pour attirer et étonner le lectorat de l’époque.

Françoise et Jean-Maurice Cart au Japon

Sciences et voyages 201 Japon

Ce sont quelques extraits de leur journal de bord qui sont publiés et mis en forme, chapitrés en parties qui mettent en avant des anecdotes soulignant le décalage culturel, des rencontres, ou bien donnent corps aux réflexions du duo. L’action se passe principalement à Tokyo, que découvrent d’abord les époux, notamment à Shinjuku, où se trouve alors l’auberge de jeunesse, mais aussi à Asakusa, quartier qui ne les impressionne pas pour son fameux sanctuaire Senso-ji, mais les étonne par sa débauche d’alors :

« Nous avons choisi une rue […] dont les fonctions ne laissent guère de doutes. Mais il est un quartier où ce genre de spectacle atteint une grossièreté qu’aucun Pigalle du monde ne tolérerait : Asakusa. »

À part Tokyo, le récit décrit rapidement Nikko, et la foule des touristes, principalement japonais, qui suivent le même itinéraire et prennent les mêmes photos. Mais justement, du côté des illustrations, nous en apprenons plus sur le voyage de Françoise et Jean-Maurice : on reconnait le château de Nagoya, alors reconstruit depuis tout juste deux ans, des scènes rurales, Kyoto, le lac Ashi, Kobe et Nara.

Voici le détail des parties du texte, qui donneront une bonne idée des thèmes abordés :

  • Perdus dans les rues anonymes ;
  • Premières babouches ;
  • “Confort” japonais ;
  • “Nous avons l’esprit lent” ;
  • Résistance à l’ennui ou puissance d’attention ? ;
  • Pigalle à Tokyo ;
  • Pas de bruit au “furo” ;
  • Décor extérieur et pauvreté domestique ;
  • Misère des étudiants et des diplomés ;
  • Seul travail pour les étrangers : figurants de cinéma ;
  • Partout des foules… ;
  • Mais des foules disciplinées ;
  • L’honneur national.

Dans l’ensemble, deux éléments sont marquants : la description du Japon d’alors, ce qui diffère d’aujourd’hui et tout ce qui n’a pas changé, et la vision des époux Cart, très ancrée dans leur époque, donc finalement très ethnocentrée. De ce point de vue, l’Asie n’était qu’une terre exotique et lointaine, dont le développement relatif ne devait que la rapprocher des standards occidentaux.

Le récit commence plutôt bien, et affirme au contraire se dégager de ces travers :

« Difficile est notre tâche, car nous ne voulons pas quitter le Japon avec un recueil d’impressions simplistes, un “digest” d’images orientales et une condescendance amusée de touristes pressés. […]

Je sais que je pourrais célébrer les jardins délicats, les fleurs artistement disposées, les bains bouillants, le maniement raffiné des baguettes, les maisons de papier… Mais le Japon nous livrera-t-il autre chose ? Saurons-nous pénétrer derrière les façades conventionnelles ? Ce n’est pas certain. »

Le duo avoue parfois perdre patience devant les mœurs de l’Orient extrême, notamment admistratives (trois jours d’attente pour récupérer la voiture à la douane). Ce n’est pas eux qui l’affirment, mais un “intellectuel japonais” qui leur avoue un jour : “Vous savez, nous avons l’esprit lent”. À partir de là, les traces quotidiennes de la tradition apparaissent aux yeux de Françoise et Jean-Maurice comme des retards de développement. Et certaines pratiques japonaises comme le témoignage d’un temps reculé.

C’est le cas lors de leur arrivée à l’auberge de jeunesse de Shinjuku :

« Les présentations sont faites, l’accueil est sympathique, le cadre idéal, […] nous gravissons les marches qui conduisent au hall. Mais, brusquement, le visage concerné de notre hôte nous arrête dans notre élan. Le pauvre garçon semble près du désespoir. Nous comprenons notre erreur lorsque, suivant son regard, nous arrivons à une énorme pile de babouches destinées à remplacer nos chaussures. Nous n’avions pas pensé que les rites japonais auraient leur place dans ce local purement européen, destiné à une jeunesse ouverte aux idées occidentales. »

Ainsi, de leur point de vue, le Japonais, qui passe par ailleurs beaucoup trop de temps au Pachinko, a encore beaucoup à apprendre. Même ceux qui sont cultivés, connaissent les peintres français ou travaillent dans des groupes internationaux, régressent quand ils rentrent chez eux, enfilent un yukata, s’assoient au sol et dînent dans un logement mal chauffé. Sans parler des bains publics, où les rares douchettes servent à des Japonaises (c’est Françoise qui écrit) “circonspectes” à remplir leur bassines avant de s’asperger.

De la même façon, la découverte du sumo laisse pantois les jeunes époux. Leur description aurait attristé Jacques Chirac :

« La silhouette grotesque des lutteurs, monstrueux et ventrus, nous a d’abord semblé fort cocasse, mais nous avons rapidement succombé à l’ennui !

[…] Il faut vraiment que le Japonais ait une résistance peu commune à l’ennui – ou une puissance d’attention remarquable – pour pratiquer un sport au rythme tout aussi lent. »

Mais le point de vue des Cart n’est pas que négatif, loin de là. Il y a les sites remarquables et la discipline des immenses foules, ainsi que la riche culture de la majorité des Japonais.

L’autre point d’intérêt, pour nous, est le témoignage de ce qu’était le voyage à une autre époque. En voiture, en prenant le temps, et à la découverte de populations curieuses de voir des touristes, quand ceux-ci étaient encore peu communs. Pour autant, d’autres étrangers apparaissent dans le récit.

Les Européens qui sont depuis plusieurs mois à Tokyo, à l’auberge de jeunesse, sont pour beaucoup des routards désargentés :

« Leurs dernières économies, ils les ont dépensées pour prendre un billet d’entrepont sur un bateau qui, d’Inde ou du Sud Viet-Nam, les ont conduit au Japon, où ils espéraient pouvoir travailler. »

L’autre gaijin du récit, croisé à Kyoto, ne donne malheureusement pas un bon exemple des étrangers (mais apporte paradoxalement un vent de fraîcheur aux époux qui commencent à étouffer dans la multitude japonaise). Dans un “parc fameux de Kyoto”, un individu entre par la sortie pour éviter de payer un ticket au guichet d’entrée : il s’agit d’un “grand gaillard blond, natif de la lointaine Europe.”

Ce qui reste le plus déroutant, en relisant aujourd’hui ce reportage, c’est bien l’encadré intitulé “Fiche touristique du Japon”, dans laquelle ils décrivent que l’on peut accéder au pays “assez aisément” par la terre :

C’était une autre époque :

« On peut aller assez aisément, en voiture, d’Europe à Calcutta ou Madras, de là en bateau en Malaisie (Singapour ou Penang), puis de nouveau par la route jusqu’à Saïgon et, de là, en bateau pour le Japon.

[…] Si l’on y va par la route, ne pas traverser le Moyen-Orient en hiver : les routes sont souvent bloquées par la neige. D’autre part, l’Inde, pendant la mousson, de mai à octobre, est impraticable en voiture. »

Sciences et voyages Japon

Conclusion

Ce reportage “Décors et Réalités du Japon”, publié en septembre 1962 dans le n°201 de Sciences et Voyages n’a pas eu une grande postérité. Il a pourtant le mérite d’être l’un des premiers grands tirages à présenter le Japon, touchant finalement un grand public, bien avant que la France n’apprennent à mieux connaître l’archipel.

Il ne s’agit pas de le comparer avec d’autres écrits, par exemple d’expatriés qui ont séjourné au Japon sur une longue durée, comme c’est le cas de correspondants de presse, à commencer par Robert Guillain, à la même époque.

Au contraire, ce qui est remarquable, c’est qu’il s’agit bien de l’un des premiers compte rendu de voyageurs, au sens moderne, dans l’archipel, et non de spécialistes, de linguistes, d’écrivains ou de collectionneurs d’art. La démarche des époux Cart est plutôt celles de blogueurs, et s’ils étaient nés soixante ans plus tard, il y a fort à parier qu’ils raconteraient leur périple en direct, sur un blog et des réseaux sociaux.

 

*Ce titre est un clin d’œil assumé au très bon blog du même nom, qui chronique avec régularité les publications liées au Japon.

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